Demain, tous recruteurs ? Pourquoi je n’y crois pas (du tout) ! Par Emmanuel de Catheu, DG Experis Executive
Le « recrutement 2.0 », s’appuyant sur les nouvelles technologies, les réseaux sociaux et le Big Data, est annoncé comme une nouvelle révolution. La transformation digitale a en effet bouleversé les outils et pratiques du recrutement, au point que l’on peut avoir le sentiment d’un métier devenu avant tout « social » : sur les réseaux dont le web fourmille, chaque individu deviendrait un recruteur potentiel. Alors, demain, tous recruteurs ? Plusieurs raisons m’incitent à relativiser très largement cette prophétie. Car au-delà d’une forme de « techno-béatitude », cette révolution tant annoncée pose de sérieux problèmes d’éthique et de droit mais aussi de performance !
Internet placerait-il tous les candidats sur un pied d’égalité ? C’est l’idée portée par sa promesse d’ « horizontalisation » des rapports sociaux – à laquelle l’entreprise et son recrutement n’échappent évidemment pas. Aujourd’hui, un recruteur peut diffuser une offre d’emploi sur les réseaux sociaux et tout candidat y répondre du tac au tac, avant d’engager la conversation. Où est le problème puisque cette amélioration de l’information à disposition des candidats et des entreprises peut favoriser un meilleur rapprochement de l’offre et de la demande et de facto améliorer le fonctionnement du marché du travail. Voilà pour le potentiel. Mais derrière, se profilent de sérieux enjeux éthiques soulevés tant par la « diffusion » que par le « traitement » de ce nouveau marché de l’emploi en ligne et un mouvement de régulation me semble aujourd’hui inévitable.
Au premier chef, c’est la coexistence de services gratuits et payants qui peut poser problème: Facebook, les réseaux professionnels comme Linkedin et Viadeo, de nombreux job-boards ou même Le Bon Coin (2ème site d’emploi en France en termes de nombres d’offres déposées !), permettent à tout un chacun de publier son CV et de consulter les offres sans débourser un centime. Mais ces espaces proposent quasi systématiquement, à côté de leur offre gratuite, des services payants qui décuplent la visibilité des candidats. Cette coexistence me semble pouvoir engendrer (ou renforcer) des inégalités profondes au sein du marché de l’emploi: d’un côté, on verrait se creuser une fracture numérique entre candidats bien équipés et au fait des usages du « recrutement 2.0 » ; de l’autre, on assisterait à une « vraie-fausse » valorisation des candidats qui sont prêts à payer pour trouver un emploi. Autrement dit : pourquoi faire la queue quand on a billet coupe-file ?
Autre inquiétude, l’usage de la data. Avec ses mines de données « objectives », Internet porte le boom actuel des logiciels de recrutement. Face à la pléthore de CV reçus par les entreprises – en croissance avec l’essor d’internet – les applicant tracking services ont gagné du terrain. Leur promesse : trier efficacement les candidatures, grâce au Big Data. Sur le modèle des appli de rencontres, on pourrait trouver le job ou le candidat idéal comme d’autres trouve l’âme sœur : en quelques clics. Cette promesse d’un web, plateforme omnisciente, d’outils présentés comme l’alpha et l’oméga du recrutement, est trop belle et doit être encadrée pour éviter les dérives, notamment en matière de clonage ou de non-diversité.
Car la diversité dans le recrutement est un de mes chevaux de bataille : à chaque fois que cela est possible, chez Experis Executive, nous présentons à nos clients un « quatrième candidat » dont le parcours professionnel ou la formation initiale ne sont pas en totale adéquation avec les critères traditionnellement retenus. Pour cette raison, l’usage intensif de la sélection automatisée des CV via des logiciels de gestion du recrutement, qui permet de trier automatiquement les candidatures jugées « non-pertinentes » et sélectionner certains candidats sur des critères algorithmiques, m’inquiète. Car le fait que la première information reçue par le recruteur ne soit plus le CV mais les résultats d’un pré-tri opéré par ces logiciels engendre mécaniquement une homogénéisation des profils recrutés et une mise à l’écart des « atypiques ». Une tendance qui, même abstraction faite des enjeux éthiques, est évidemment dommageable à la performance des entreprises. Bien souvent, ce sont les profils « sortant du cadre » qui sont des moteurs de la transformation des entreprises.
Aujourd’hui, les innovations technologiques n’empêchent pas à l’humain de rester au centre du processus de recrutement. Comment garantir cette place qui doit rester centrale ? Comme l’a proposé le Conseil d’orientation de l’emploi récemment, je suis favorable à la création d’une « Charte du recrutement numérique » et d’un « cahier des charges » obligatoire pour les sites publiant des offres d’emploi. Car l’un des défis les plus importants est celui des données laissées par les candidats sur les plateformes de recherche d’emploi, soit de leur plein gré, soit par différentes données de navigations récupérées de façon plus intrusive. Cette mine d’informations doit être régulée, et le candidat, lorsqu’il répond à une annonce, doit savoir ce que deviennent ses données – et si sa candidature sera en premier lieu traitée par un robot !
La promesse des outils digitaux est évidemment immense pour le marché du recrutement. Elle ne réalisera son plein potentiel que si l’humain reste au centre, et à la manœuvre. Sinon, les recruteurs risquent de faire face à une recrudescence de candidats… « robotisés » ! Les recruteurs doivent donc profiter de ces nouveaux espaces numériques, bien sûr, mais en ne perdant pas de vue ce qu’ils peuvent chacun apporter de singulier, et en les adaptant à chaque problématique de recrutement. Il faut accorder une juste place à chaque outil, technologie et méthode de recrutement. Quand on regarde les usages et les préférences des candidats, on s’aperçoit que les recruteurs jouent un rôle particulièrement important, et assez nouveau : celui de rendre pertinente l’information. Car les candidats plébiscitent avant tout l’expertise, et ce par-delà l’opposition technologie/humain. Nous l’observons de plus en plus : les attentes des candidats se sophistiquent. Les talents sont bombardés de propositions et ils sont bien plus exigeants qu’on ne le croit, et répondre à cette exigence se traduit, pour les recruteurs, par la nécessité d’une expertise fine et personnalisée. Quand nous recevons en entretien des cadres confirmés et dirigeants, nous avons beaucoup de questions précises sur la culture de l’entreprise, son mode de fonctionnement et son histoire. Tout cela est souvent considéré comme plus important que le niveau de la rémunération. C’est nouveau : il y a 15 ans, c’était le job et le niveau de rémunération. Et tout cela, ce n’est pas un robot qui va le raconter !